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Une histoire horrible

Dès qu’il fut veuf le vieux Lucien n’adressa pratiquement plus la parole à personne.

Il avait travaillé toute sa vie dans la ferme et maintenant elle lui paraissait bien vide. Encore plus vide depuis qu’il s’était débarrassé de son bétail, les vaches, les cochons,les poules. Il ne lui restait plus qu’un vieux chien, ultime survivant des trois chiens qui l’avaient accompagné dans son travail. Il l’avait toujours appelé « le chien Â», n’ayant pas trouvé de nom plus intéressant et d’ailleurs c’était celui qu’il appréciait le moins des trois animaux. Sans doute parce qu’il le trouvait trop affectueux. Il aimait bien que les choses, les gens et les animaux   restent à leur place. Malgré son antipathie pour ce chien, il l’avait gardé sur l’insistance de sa femme. Maintenant qu’il se retrouvait seul avec lui, sa présence lui était de plus en plus insupportable. Il ne voyait en lui qu’une bouche inutile qu’il lui fallait nourrir chaque jour   sans rien en retour et lorsqu’il  lui mettait quelques restes dans sa gamelle, il ne pouvait s’empêcher de le repousser violemment d’un coup de pied comme pour se payer en retour de la nourriture qu’il lui concédait. Le vieillard restait ensuite de longs moments à le regarder  avaler sa nourriture, tout en  ruminant entre ses quelques dents des paroles incompréhensibles. Cela ne dura pas très longtemps, un matin de bonne heure, il attacha le chien à une corde usée et partit vers la rivière. Arrivé sur la berge, il chercha un endroit isolé et se mit à la recherche d’une grosse pierre. Il savait l’eau suffisamment profonde à cet endroit, il attacha la pierre au bout de la corde où à l’autre extrémité haletait l’animal tout heureux de cette promenade matinale. Lucien s’approcha du chien, le saisit à bras le corps et le poussa plus qu’il ne le souleva en le faisant basculer dans la rivière. Le chien s’enfonça  dans l’eau et avant qu’il n’ait ressorti la gueule, Lucien jeta la pierre qui coula droit vers le fond entraînant avec elle la pauvre bête. Il se releva en soufflant, fatigué de l’effort et sans se retourner, repartit lentement . Il avait à peine fait quelques pas qu’il entendit un léger jappement. En se retournant, il vit le chien venir vers lui, sautillant , ruisselant, la queue s’agitant frénétiquement. Pendant quelques instants, le vieux fut effrayé, croyant voir le fantôme du chien, mais très vite il comprit que le pierre s’était détachée, la corde était toujours au cou de la bête  traînant  derrière lui. Il s’en saisit et sans une hésitation, retourna au bord de l’eau. Cette fois, il enroula et noua solidement la corde à une autre pierre bien plus lourde qu’il trouva sans peine, et répéta exactement les mêmes gestes. Il attendit que le chien disparaisse dans les eaux noires et plusieurs longues minutes encore. Quand il fut certain que le chien ne remonterait plus, il s’en alla. Ce fut quelques jours plus tard qu’on le découvrit, des voisins inquiets de ne plus l’apercevoir allèrent chez lui. Ils le trouvèrent  dans la grange, pendu à une  poudre avec un morceau de corde usé.       

 

L'histoire du chat qui parle


Léon détestait les chats non pas qu’il en avait peur ni les avait en horreur, non, il ne les aimait pas c’est tout. Il avait toujours fait en sorte de ne pas se trouver en compagnie de chats quelles que soient les circonstances et quand il ne pouvait faire autrement, il souffrait le martyre jusqu’à ce que l’un d’eux abandonne la partie. Le plus souvent c’était lui car le chat restait assez indifférent à ses manifestations d’hostilité. La vie était ainsi, un affrontement silencieux entre lui et le gente féline mais lorsqu’il n’y avait aucun chat dans les parages, il ne s’en souciait guère. Jusqu’au jour où rentrant chez lui, après une journée fatigante, il  trouva un chat sur son perron, assis sur son derrière, immobile telle une statue, le regardant à travers ses yeux fendus. Léon faillit hurler, mais il se retint et lui dit de dégager qu’il puisse rentrer chez lui. « Je t’attendais, justement. Â» Léon ouvrit la bouche mais ne put prononcer un seul son car sa mâchoire inférieure  venait de tomber d’un seul coup, toute molle. Le chat venait de s’adresser à lui, ce chat parlait. « qu’est ce â€¦qu’est-ce … que tu as dit ? Â» parvint à murmurer Léon. « Je disais que je t’attendais car j’ai une proposition à te faire Â». Léon avait besoin de s’asseoir immédiatement, il se laissa tomber sur la première marche des escaliers à hauteur du félin qui semblait sourire. « Comment est-ce possible que tu parles ? Â» balbutia à nouveau Léon, « comment est-ce possible que tu me comprennes, plutôt Â» répondit le chat. Léon ne chercha pas plus d’explication et se rappelant son aversion pour l‘animal lui demanda ce qu’il lui voulait. « Tu sais sans doute que nous autres chats nous possédons neuf vies, j’en suis à ma huitième et si je parviens à convaincre un être vivant à prendre la suivante, je vivrai  cette nouvelle vie dans sa peau». Léon n’en croyait pas ses oreilles et encore moins ses yeux car il voyait les mâchoires du matou remuer, s’ouvrir et se fermer au rythme des paroles incroyables qu’il prononçait. « Pourquoi voudrais-tu que j’accepte une telle proposition ? Â» demanda Léon qui se ressaisissait . Â« Parce que lorsque je t’aurai raconté ce qu’est une vie de chat tu ne pourras pas refuser mon offre, d’ailleurs jusqu’à présent, personne n‘a refusé Â», et le chat se lança dans une description minutieuse,avec une verve exceptionnelle, agrémentant son discours de grands gestes amples de ses pattes avant. Léon était comme hypnotisé, ne quittant pas du regard le chat qui sautait d’un coin à un autre jusqu’au moment où brusquement, sans attendre de réponse, il disparut. Léon resta assis, le regard vide, un long moment, puis il se leva et rentra chez lui. Le docteur Félix avait souvent rencontré des cas cliniques assez étonnants, c’est avec beaucoup de perplexité  qu’il accueillit le collègue qui s’était inquiété de l’absence depuis plusieurs jours de Léon.
« Il m’est très difficile de me prononcer, vous savez, c’est un symptôme tout à fait particulier, il est nécessaire de le surveiller et de pratiquer de nouveaux examens. Mais entrez, je vous en prie Â». Le collègue entra dans la chambre et vit Léon assis dans un fauteuil, regardant fixement par la fenêtre un vol  frénétique d’hirondelle. « Léon, mais, qu’est-ce qui t’est arrivé ? Â». Léon se retourna lentement, puis le regardant à travers ses yeux fendus laissa échapper un long miaulement en guise de réponse.       

 

Le loup amoureux

C’était un jeune loup superbe et solitaire. Il avait quitté la meute peu de temps avant, afin de partir  à la recherche d’un territoire et d’une louve avec qui il ferait une famille. Depuis plusieurs semaines, il traversait les forêts et les plaines, évitant les villages et les chemins trop fréquentés par des hommes trop souvent agressifs et hostiles à son égard. Ce jour là, il descendait une pente boisée en laissant ses pensées vagabonder comme seuls savent le faire les loups, quand son odorat lui signala la présence d’un être humain. Il s’arrêta net et s’aplatit sur le sol. Ce qu’il vit alors le laissa stupéfait. Il avait déjà vu des humains mais  toujours de loin et on lui avait bien appris à les éviter. Ce qu’il voyait là, à quelques mètres de lui, l’enchantait. Une jeune fille  ramassait des branches de bois mort en chantonnant un petit air gai. Elle était si belle que le loup en tomba irrémédiablement et absolument amoureux. La lumière du soleil se reflétait sur son visage au contour parfait, ses cheveux semblaient tinter comme des carillons, tout en elle ravissait l’animal qui n’avait jamais ressenti de telles émotions. Son cÅ“ur frappait sa poitrine comme s’il voulait la perforer, ses membres tremblaient tellement qu’il crut être découvert lorsqu’elle passa à quelques pas de lui. Lorsqu’elle se fut éloignée, il partit à toute allure au plus profond de la forêt afin de retrouver ses esprits et son calme. Il revint le lendemain, en vain, puis le surlendemain et ainsi plusieurs jours de suite mais il ne revit pas la belle. Il s’approchait de plus en plus du village, prenant de plus en plus de risques. Il faillit plus d’une fois être découvert, ce qui aurait déclenché aussitôt une battue car les humains ne peuvent supporter la présence d’un animal sauvage aussi près d’eux. Malheureux et déprimé, il passait de longues heures caché derrière le buisson près de l’endroit où il connut son merveilleux coup de foudre. C’est pendant qu’il rêvait, en attendant une apparition de sa bien-aimée, qu’il se souvint d’une vieille louve que de nombreux loups allaient consulter lorsqu’il vivait encore avec son clan. Il s’y précipita retrouva le chemin sans hésitation. La vieille louve était toujours dans sa tanière et le reçut aussitôt. Il lui exposa son problème, tremblant et bafouillant tant et plus. Après l’avoir bien écouté, elle garda un long moment le silence puis elle lui dit : Â« l’amour est sans doute le plus grand mystère de cette vie que l’on soit animal ou homme, mais en ce qui te concerne il te faut être humain pour que tu puisses assouvir ton désir Â». « Oui, c’est cela! Exactement cela! Â»  Répondit le loup enthousiaste  et si heureux d’avoir trouver une solution. « Je peux te transformer en homme, dit-elle, mais il te sera impossible de toucher, de quelque manière que ce soit, un autre être humain, tu redeviendrais aussitôt le loup que tu n’auras jamais cessé d’être. Le loup fut désemparé par cette condition mais il accepta en ne  pensant qu’à la rencontre avec la belle. En quelques instants, la louve sorcière le transforma et c’est un magnifique jeune homme qui sortit à quatre pattes de la tanière. Il se redressa et se mit à courir jusqu’au village. Arrivé près de la clairière où il l’avait vue pour la première fois, il l’aperçut, toujours aussi belle, ramassant à nouveau quelques branches tombées. Il se rendit  alors compte qu’il était entièrement nu et voulut se cacher pour ne pas l’effrayer. Mais  elle l’avait vu et au lieu de s’enfuir en hurlant, elle sourit et s’approcha de plus en plus près, et à quelques centimètres de lui, elle s’arrêta. Il était paralysé, totalement hypnotisé par le regard ardent de la belle. Elle restait silencieuse et immobile, avec un sourire si rempli de promesses et de tendresse qu’il ne se rendit compte de rien. Il sentit une force irrésistible qui le traversa  tout au long de son nouveau corps d’homme. Une force qui semblait le soulever et le projeter en avant. Il sentit ses bras se refermer autour de la taille et sa bouche chercher à atteindre avidement celle de la belle. Dès le tout premier effleurement de peau, il survint un éclair éblouissant faisant taire toute la nature. Quelques instants après, il y eut le silence à nouveau et sur l’herbe tendre de la prairie, un loup et une jeune louve se regardaient avec étonnement.        
 

Le Cochon d’abondance

Cette histoire se passe en ces temps  troubles et difficiles que sont les guerres. La faim régnait sur la campagne  plus encore que la peur et le désespoir. Un paysan et sa femme ayant épuisé toutes leurs réserves ne possédaient plus qu’un maigre cochon qu’ils ne parvenaient à nourrir que par  quelques rares épluchures et restes de repas microscopiques. Ils s’échinaient  à essayer de l’engraisser pour enfin le découper, en vendre une partie et en déguster l’autre. Mais leurs efforts semblaient vains. Ils avaient beau même se priver d’une part de leur ration et la lui laisser, l’animal ne semblait pas prendre un gramme de plus. Un soir, tenaillé par la faim et n’y tenant plus le paysan se leva de la table dégarnie empoigna un tranchet et se dirigea vers l’étable où il avait installé le cochon depuis qu’il ne possédait plus de vaches. Lorsqu’il arriva devant l’animal, il leva le bras armé, bien décidé à découper en morceaux la pauvre bête mais à sa grande stupeur, il entendit le cochon lui parler. Attends, attends, lui dit-il, sais-tu que je suis un cochon d’abondance ? Qu’est ce que c’est ça ? répondit le paysan qui avait arrêté son geste fatal mais gardait toujours le couteau bien levé. Un cochon d’abondance, c’est  un cochon dans lequel on peut prélever autant de viande que l’on veut à condition de respecter la règle. Le paysan restait comme paralysé  en se demandant si la faim ne le faisait pas délirer. Et quelle est cette règle ? balbutia-t-il. Tout d’abord tu ne dois prendre que la chair de ma cuisse droite et rien d’autre, tu peux te servir tous les jours mais surtout tu ne devras révéler ce secret à personne. L’homme n’attendit même pas que l’animal ait terminé sa phrase pour trancher un large morceau de chair tout le long de la patte. Le cochon poussa un léger couinement et s’allongea sur la paille tandis que le paysan retournait à toute allure à sa cuisine. Il fit cuire le morceau de jambon devant les yeux écarquillés de sa femme qui rien que par l’odeur dégagée salivait abondamment. Et le reste, lui demanda-t-elle, où est le reste ? En lieu sûr, t’occupe pas ! Ils mangèrent goulûment et se couchèrent repus et satisfaits. Le lendemain, la paysanne passant devant l’étable entendit un grognement. Elle ouvrit la porte et vit avec stupeur le cochon sur ses quatre pattes qui la dévisageait. Ayant peur d’avoir rencontré le fantôme du cochon occis par son mari, elle s’enfuit à toutes jambes se réfugier dans la maison. Le cochon ! Cria-t-elle, le cochon est vivant ! Calme-toi, lui dit son mari, oui il est vivant. Mais comment est-ce possible ? Nous avons mangé de sa viande hier soir. Le paysan se rapprocha tout près d’elle et lui dit, écoute-moi, je ne peux rien te dire, tu dois juste me faire confiance, d’ailleurs, ne bouge pas je reviens. Il se leva, prit son couteau et se dirigea vers l’étable. Il revint peu après et déposa un beau morceau de viande sur la table, tiens mijote-nous un bon plat. Tous les jours suivants, ils avaient l’assiette bien remplie. La faim ne les tourmentait plus, par contre la curiosité envahissait de plus en plus l’esprit de la paysanne. Elle imaginait des pactes secrets scellés par du sang avec le démon  ou bien d’autres connivences horribles entre l’homme et l’animal. Comment pouvait-il rester entier alors qu’ils avaient sans doute avalé plus qu’un cochon entier en quelques jours ? Un matin, elle se cacha dans l’étable, son mari entra comme chaque jour, un couteau à la main. Il s’accroupit près du cochon. Elle  pensa alors qu’il avait perdu la raison lorsqu’elle l’entendit parler tout seul. Il remerciait l’animal tout en lui découpant le lard. Elle resta un moment avec le cochon mutilé dans l’étable. Le paysan partit toute la journée travailler dans son champ. Au soir, sur le chemin du retour,  il songeait  avec plaisir au plat de viande qu’il dégusterait. Lorsqu’il entra, il trouva sa femme assise à la grande table de la cuisine devant un énorme plat cuisiné. Il poussa alors un hurlement, qu’est-ce que c’est que ça, qu’as-tu fait malheureuse ? La femme, encore étourdie par le cri de son mari, lui répondit, mais c’est du boudin,  tu comprends, j’en avais assez de manger du jambon, qu’est-ce que j’ai fait de mal ?

Nouvelles parues dans la revue "L'Almanach des Ardennes" (auteurs Mahy, Kretzmeyer, Cara, Casanave )2008

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